Sur la corniche, le long du Nil, vers le nord à partir du centre-ville, juste après le World Trade Center (celui du Caire, tout petit, pas celui de New York), il y a le long bâtiment qui abrite d’un côté les Archives nationales (Dâr al-wathâ’iq), de l’autre la Bibliothèque nationale, Dâr al-kutub, la « maison des livres ». Il suffit d’une pièce d’identité pour accéder à la salle principale de lecture. Les tables de bois éraillé sont occupées surtout par des étudiants des deux sexes ; l’atmosphère n’est pas aussi recueillie et travailleuse qu’à la Bibliothèque François-Mitterrand, on entend sonner les téléphones portables, discuter en petit comité les étudiants qui attendent l’arrivée de leurs livres, pouffer les étudiantes sous leur voile tout en dardant leurs yeux noirs et brillants sur les jeunes hommes qui passent entre les tables. La scène est éclairée par des néons dépareillés qui pendent du plafond.
Le fichier informatique est en cours de constitution et n’est pas d’un grand secours, d’autant que les fonds anciens ne sont pas encore concernés. Il faut donc se tourner vers une série de meubles à tiroirs remplies de fiches cartonnées. Les meubles et les tiroirs ne sont sûrement pas si vieux qu’ils en ont l’air, mais ils ont acquis la patine particulière du Caire : poussière incrustée, éraflures similaires à celles qui ornent les ailes des voitures. Ils sont d’ailleurs garés comme des voitures, collés les uns aux autres mais jamais dans l’alignement. Il y a, déjà de loin, quelque chose de déglingué dans ces armoires à fiches dépareillées, surtout du côté des fiches des livres arabes classés par titre ou par auteur. Classés est un grand mot. Les fiches, usées par les multiples manipulations, ne tiennent plus à l’axe central des tiroirs ; extirpées et réintroduites des milliers de fois par des doigts peu méticuleux, les fiches ont des bords effrangés où le texte s’efface ; elles sont rarement remises à leur place malgré l’ordre de le faire. Trouver un ouvrage n’est donc pas une mince affaire…
Les fichiers équivalents pour les ouvrages en langues européennes (surtout le français et l’anglais) sont dans un nettement meilleur état et ordre car beaucoup moins consultés. Il faut cependant sonder l’ensemble d’un tiroir pour espérer trouver un titre, et l’on n’est pas encore assuré de pouvoir le consulter. On remplit une petite fiche cartonnée, que l’on va donner à un jeune employé assis à une simple table et environné d’une nuée d’étudiants et d’étudiantes cherchant à lui remettre leurs fiches. On ne peut simultanément déposer plus de quatre fiches de demande de document. Ces fiches disparaissent ensuite dans une salle contiguë, et l’on doit attendre, par principe, une heure minimum. On retourne donc s’asseoir à sa place en attendant qu’un autre jeune employé aboie une série de prénoms correspondant aux demandes faites une heure (au moins) auparavant. Les livres sont déposés sur une table devant la porte donnant sur les magasins. De façon systématique, sur les quatre ouvrages demandés, un n’est pas sur le rayon, un ne correspond pas à la demande, et quand on a de la chance, deux sont effectivement ceux demandés. Quand un livre n’est pas présent sur un rayonnage, ce n’est pas parce que quelqu’un d’autre le consulte actuellement, mais plus probablement parce qu’il a été demandé une fois et n’a pas été replacé au bon endroit…
Je consulte les deux livres que j’avais effectivement demandés (les rapports d’activité de Lord Cromer en Égypte au début du XXe siècle). Pour les rendre, il n’y a pas de contrôle, il suffit de les poser sur la table où on les a trouvés. Mais on ne peut commander de nouveaux ouvrages que lorsqu’on a rendu les précédents. Ce qui fait qu’on peut espérer travailler une heure sur deux, en tablant que les magasiniers ne mettront qu’une heure à ramener la moitié de ce qu’on demande. J’ai perdu encore plus de temps : après une heure trois quart d’attente et de nombreux rappels à l’employé venant de temps à autre déposer des livres sur la table, on m’a dit de renouveler ma demande, l’autre s’étant manifestement perdue. Il m’a fallu chercher à nouveau les références dans le fichier sus-mentionné, ne les ayant notées que sur les fiches de demande d’ouvrage… Bref, en une journée entière, il faut se considérer favorisé par les Dieux si l’on a pu consulter pendant trois fois trois quarts d’heure trois fois deux ouvrages parmi les douze demandés.