Le mois de Ramadan amène chaque année un moment de calme étrange où toute vie semble suspendue, où les rues se vident, où il est soudain agréable de se promener sur des trottoirs habituellement encombrés de lents passants et d’étals de chaussettes, de cravates, de T-shirts, de briquets, de jounaux… Quelques voitures encore passent à toute allure… A partir de 16H30, la ville devient fantômatique, infiniment moins bruyante et fourmillante que d’ordinaire. Les embouteillages se sont déplacés un petit peu plus tôt que d’habitude, les employés sortant plus tôt de leurs bureaux pour avoir le temps de rentrer chez eux malgré les embouteillages.
Des magasins ferment, d’autres restent illuminés mais curieusement désertés. Le silence gagne en intensité, on est seul sur le trottoir, quand éclate l’appel à la prière, et l’on voit dans la ruelle, sur des nattes, un groupe d’hommes faire la prière avant de s’attabler autour des mâ’idat al-Rahmân, les tables de la miséricorde. On rompt le jeûne d’une datte. Le couvert y est déjà mis, la nourriture est offerte par un généreux donateur, riche personnage du quartier ou simple propriétaire de magasin. Certains donnent même à manger ainsi, chaque soir, à plusieurs milliers de personnes, indigents ou non, on ne demande pas les cartes de rationnement. Et dans les rues désertes, sur les trottoirs illuminés, sous les auto-ponts, dans les impasses, on mange de bon appétit. La majorité tout de même préfère manger chez soi, de bons petits plats mis dans les grands. La nuit tombe doucement sur la ville immense et quiète. Après le copieux repas, cigarette, puis sieste en général, sauf pour ceux qui réouvrent leur magasin au cas où un improbable client se présenterait.
On voit aussi passer, peu avant la rupture du jeûne - iftâr – de grosses voitures rutilantes. Le conducteur d’une mercedes grises aux vitres fumées distribue des sacs de nourriture exclusivement aux policiers qui, encore habillés de blanc, sont plantés aux carrefours desoeuvrés. Une bourgeoise, chevelure retenue par un bandeau et grosses lunettes noires, distribuent les sacs richement dotés qui couvrent la banquette arrière de son monospace couleur grenadine, les jeunes hommes se pressent devant sa portière en espérant bénéficier de cette manne. Manne que les nantis distribuent aux pauvres pour la grâce de Dieu - fî sabîl Allâh. Il y a même des Coptes pour ainsi offrir l‘iftâr aux défavorisés de leur quartier. On a même vu, dans une grosse béaimedoublevé noire, un chauffard lancer aux balayeurs dépenaillés des sacs en plastique contenant des morceaux de viande, sacs qui explosaient en touchant le sol, viande que ramassaient les pauvres hères reconnaissants.